Tout le mérite d’averroès est de n’avoir pas prétendu que
l’écriture sainte fût une somme de philosophie. autrement
dit, bien qu'il fût le commentateur d’aristote, il n’a jamais
prétendu que le coran fût un commentaire de la philosophie
grecque, ni qu’il contînt les idées du stagirite. ce premier
point le distingue déjà de nombreux exégètes juifs et chrétiens
tels que philon, maimonide, clément d'alexandrie,
origène et abélard, qui croyaient retrouver dans les ecritures
saintes, une grande partie de la philosophie grecque.
de plus, averroès, en interprétant certains dogmes religieux,
n’a pas lâché la bride à son imagination à l’instar de
philon, qui était allé bien loin dans ses interprétations de
sorte qu’il en arriva à nier l’existence de certains personnages
bibliques, en prétendant qu’ils symbolisaient certains
états d’âme.
averroès se garda par ailleurs de commettre l’erreur
manifeste où presque tous les mutakallimün étaient tombés.
il n’a torturé l’écriture ni à la façon des mu’tazilites qui
cherchaient à adapter, à tout prix, leur doctrine, aux dogmes
religieux, ni à l’instar des bâtinites, qui se libéraient du sens
littéral pour sonder, soi-disant, le sens caché de l’écriture, et
qui n’était rien d’autre que le résultat d’une interprétation
délirante.
l’originalité d’averroès par rapport à tous ses prédécesseurs,
c’est d'avoir compris que le bon sens est diversement
réparti entre les hommes, et c’est pourquoi il distingua
trois catégories d'esprits correspondantes à trois classes
différentes d’hommes : hommes de démonstration, de dialectique,
enfin de persuasion. en outre, à chacune de ces
classes, il signala la méthode qu’elle devrait adopter pour
comprendre l’écriture. pour les philosophes, rationalisme
absolu ; pour le vulgaire, fidéisme exotérique absolu ; pour
les théologiens qui forment une classe hybride, semi-rationalisme
et semi-fidéisme.
pourtant, cette division tripartite des hommes, et ce
double aspect de la loi divine, dont nous parle averroès,
ne doivent pas vous induire en erreur et nous faire croire
que notre philosophe préconise la doctrine de « la double
vérité » que les padouans lui avaient attribuée. « il était
donc abusif d’attribuer à averroès lui-même l’idée qu’il pût
y avoir là deux vérités contradictoires ; la fameuse doctrine
de la « double vérité » fut en fait l’oeuvre de l’averroïsme
politique latin ».(1)
en effet, averroès n’avait jamais soutenu que la loi religieuse
comportât deux vérités opposées, l’une selon la foi,
et l’autre, selon la raison, qui seraient valables pour tous les
hommes indistinctement. il avait simplement déclaré que
l’ecriture, du fait même qu’elle présente deux aspects, l’un
exotérique, l’autre ésotérique, ne contient qu’une seule et
même vérité à laquelle peuvent accéder et les philosophes,
en usant de l’interprétation et du raisonnement apodictique,
et le vulgaire, en s’arrêtant aux symboles et images sensibles.
certains auteurs arabes reprochent à notre philosophe
d’avoir déchiré la loi religieuse, en y voyant ce double aspect,
et d’avoir instauré une hiérarchie au sein de la communauté
musulmane en répartissant les fidèles en différentes
classes de niveaux intellectuels plus ou moins élevés. on n’a
pas manqué, en outre, de le taxer de pharisaïsme et d’infidélité.
il est inutile de dire que ces accusations reposent sur la
mauvaise foi et sur l’esprit de démagogie. en effet, pour
peu que l’on soit honnête, on admettra aisément que toute
société humaine, même si elle n’est pas divisée en classes,
comporte, tout au moins, une variété de niveaux intellectuels
qui viendraient différencier le corps social en groupements
plus ou moins intelligents, plus ou moins fanatiques.
c’est là, un fait social ou plus précisément psycho-social des
plus incontestables. il est certain que ce fait s’observera de
moins en moins, quand les sociétés humaines serons de
plus en plus « culturalisées », c’est-à-dire lorsqu’elles auront
transformé et dépassé la nature pour accéder à l’humain,
lorsqu’elles auront socialisé parfaitement la culture et favorisé
ses conditions. mais étant donné que cela demeure
encore un idéal, auquel nous tendons sans cesse, il est bien
certain, aujourd’hui comme hier, que nos sociétés sont divisées
en classes, comportant chacune des groupements
d’inégale intelligence. ce fait n’a pas échappé à averroès, et
c’est pourquoi il a soutenu que la loi divine, en comportant
un double aspect, n’avait pas perdu de vue la diversité des
hommes et les catégories d’esprits hiérarchiques qui caractérisaient
la réalité sociale. nous ne voyons pas en quoi il avait
tort, ni pourquoi on devrait le taxer d’hypocrisie religieuse,
ou de porte-parole de l’aristocratie ?
d’aucuns lui reprochaient d’avoir usé de l’interprétation
allégorique de l’écriture pour camoufler ainsi son athéisme.
une telle accusation qui venait des théologiens contemporains
d’averroès, faillit d’ailleurs lui coûter la vie. en tout
cas, elle incita al-mansür, le souverain de cette époque, à exiler
notre philosophe à lucena. en outre, averroès fut alors
fâcheusement maltraité et persécuté.
qu’il fût fanatique et superstitieux comme les théologiens,
ses détracteurs, mais il était un esprit très compréhensif,
proclamant en toute sincérité, pour des raisons d’ordre
philosophique, la nécessité sociale de la religion. il croyait
fermement que l’écriture, dans son essence, ne rebutait
pas la raison, et que religion et philosophie ne sauraient
se contredire, ni être en désaccord. cependant, s’il exige
que les hommes du commun s’astreignent au sens littéral
de la loi divine c’est d’abord pour les éloigner des interprétations
abusives et contradictoires des théologiens, pour
ne pas leur troubler cette quiétude et cette « santé morale »
que leur offre la religion pure et simple.
averroès va-t-il réellement réussi, en accordant religion
et philosophie ? nous ferons bien de céder la parole à léon
gauthier.
pour prétendre la retrouver ensuite, mais en usant essentiellement
d’arguments rationnels pour saisir l’esprit cohérent
et logique de l’écriture. il y a certes quelques interprétations
d’inspiration aristotélicienne telle l’affirmation de la direction
divine et de l’immortalité générique de l’âme, mais cela
demeure négligeable devant l’effort personnel qu’a déployé
averroès pour démontrer, à la lumière de la raison, les
dogmes fondamentaux du crédo islamique et pour saper les
interprétations erronées que les sectes en ont données.