Nous avons essayé dans ces chapitres de donner une
idée de v islam, à travers la personnalité de son prophète,
pour expliquer certains aspects de sa grandeur. cette même
grandeur qui lui permit de-jeter les fondements solides
d’une civilisation, au moment même où le monde partout
autour de lui végétait dans les ténèbres. notre objectif en
cela était d’enraciner les valeurs éternelles de v islam dans
les esprits des générations exposées à toutes les formes de
l’invasion culturelle et de l’aliénation intellectuelle, par les
moyens scientifiques modernes. nous voulions par là réfuter
les fausses représentations diffusées par les adversaires
reconnus ou occultes de y islam, qui travaillent, à lui associer
des conduites aberrantes que les exemples que nous donnons
de la vie du prophète et de ses compagnons suffisent à
trahir comme étrangères à son esprit, à ses motivations et à
son message.
au début de ce siècle, une génération d’auteurs s’est
mobilisée pour faire face aux attaques occidentales contre la
religion musulmane. l’époque était marquée par le conflit
entre deux mondes franchement opposés depuis de longs
siècles. ce conflit séculaire s’est conclu par le triomphe
de l’occident, qui imposa sa domination sans partage sur
un monde où se dressaient les mosquées, et où les fidèles
continuaient de se tourner cinq fois par jour vers la ka’aba.
pour asseoir sa domination, le vainqueur devait ébranler
les esprits et faire passer sa puissance pour le signe de sa
grandeur, et son développement pour la garantie de la
solidité de son jugement et de ses valeurs. nombreux étaient
ceux qui en furent dupés, ébranlés dans leurs certitudes, et
qui se demandaient perplexes:
pourquoi les musulmans régressent-ils pendant que les
autres se développent ?
certains intellectuels prirent conscience de la gravité
du danger et se mobilisèrent pour y faire face par leurs
écrits ; ils furent accusés d’hérésie et de reniement de
leurs premiers engagements pour avoir renoncé à la ligne
progressiste arrêtée au début de la nahdha. puis ce fut la
marée envahissante des idéologies modernes qui suscita,
avec l’ivresse de leurs premiers succès et le charisme de
quelques uns de leurs dirigeants, chez d’autres intellectuels
le besoin de retrouver dans la vie du prophète de quoi faire
face à cette forme déguisée d’invasion. il fallait faire face à la
fascination que le génie occidental dans toutes ses formes et
le socialisme qui se répandait rapidement dans les contrées,
exerçaient sur l’esprit des jeunes musulmans.
mais le colonisateur dut renoncer à ses prétentions
et l’empire prolétarien implosa dès que sonna père de la
perestroïka. cependant les pays dominants et les pays faibles
étaient toujours les mêmes! et la lutte ne prit pas fin pour
autant. elle continue bien au contraire, mais sous d’autres
formés et avec d’autres moyens ! les puissants ne recourent
plus systématiquement à leur potentiel militaire dévastateur,
pour asseoir leur domination, et les pays faibles ambitionnent
désormais sérieusement de changer leurs conditions et de
mettre de l’ordre dans leurs affaires, le plus souvent sans avoir
les moyens de leurs ambitions... les blessures profondes du
passé sont toujours présentes dans les esprits, et quand elles
ne génèrent-pas la haine et le ressentiment, elles incitent les
plus faibles à la prudence et nourrissent en eux un profond
sentiment de défiance de l’avenir.
on peut en conclure que les grands bouleversements
qui ébranlèrent le monde durant la deuxième moitié de
ce siècle ont généré un vide intellectuel profond, dû à
l’effondrement des idéologies, qui ont prospéré pendant
la première moitié du siècle, et au désenchantement qui
gagna les générations de l’indépendance après le départ
du colonisateur. avec les défaites et les échecs qui se sont
succédés dans le inonde arabe, les regards se sont tournés
de- nouveau- vers les premières sources dans lesquelles la
communauté arabo-musulmane a puisé les fondements de
sa gloire passée ; le phénomène de l’islamisme idéologique
se répandit alors d’une.manière fulgurante et envahit toutes
les contrées.
de nombreux.pays occidentaux craignent aujourd’hui
vislam ...-mais cette crainte transcende désormais les limites
du choc des civilisations pour concerner directement les
pays musulmans .-..- parce que ceux qui portent sa bannière
n’ont pas réussi à le présenter sous son vrai jour, et ont été
à l’origine des craintes et des suspicions des observateurs
extérieurs. le pouvoir local en tira la raison pour consolider
la légitimité de la société moderne, par ailleurs difficile à
ébranler: tandis que l’autre terme de larelation conflictuelle,
en l’occurence le monde occidental, a vite fait d’utiliser cette
tension intérieure dans les sociétés islamiques.pour justifier
des attitudes hostiles et étranges dont les vraies raisons sont
à chercher ailleurs.
aussi, la nature même de la confrontation s’én trouve-telle
modifiée ; le musulman est désormais acculé à adopter
une position défensive face à la pression soutenue que les
outils de propagande exercent sur y islam pour circonscrire
son aura et semer le doute dans l’esprit de ses défênseurs. le
musulman est, dans ces conditions, appelé à expliquer un
ensemble de-vérités demeurées confuses, même aux yeux de
certains musulmans. il se doit d’expliquer que y islam est dans
les valeurs et les idéaux qu’il incarne et non dans les interdits
et les châtiments qu’on-lui associe, et que ceux qui focalisent
sur l’-aspect répressif -et notamment sur la mutilation de la
main du-voleur et la lapidation du fornicateur homme ou
femme- ceux-là ne. font que le dénaturer et ne cherchent
qu’à le discréditer... mais l’homme de culture, qui est
habilité-mieux que quiconque à s’impliquer dans ce débat,
se trouve pris entre deux terrorismes : celui des extrémistes
qui mesurent l’islam par les rites et les interdits, et celui
des rationalistes qui le récusent par principe et n’agréent
que le modèle social occidental comme alternative. les
extrémistes ont ainsi eu toute liberté pour répandre leurs
thèses, en l’absence d’interlocuteurs pour réfuter leurs
arguments, à cause de la disparition de la génération des
savants, d’une part, et de la transformation du discours
religieux en discours politique, de l’autre. les rationalistes,
pour leur part, se cantonnèrent dans leurs positions de
refus et jetèrent l’anathème sur tous les écrits traitant de
l’islam, ou le mentionnant même. nul doute que la période
que nous vivons, au seuil du vingt-et-unième siècle, est des
plus sensibles. la mission de l’intellectuel doit consister
aujourd’hui à mieux comprendre et à mieux présenter, les
valeurs de l’islam, qui ont garanti autrefois la puissance et la
souveraineté des musulmans et contribué à répandre leur
civilisation dans le monde, et au premier rang desquelles
nous trouvons : le travail et la science.
le conflit des civilisations dans lequel les arabes et les
musulmans se trouvent impliqués exige un discours nouveau
qui réhabilite la fierté de ceux qui revendiquent leur
appartenance à un islam éclairé et rayonnant de tout l’éclat
de sa, civilisation, qui refuse le repli sur soi, l’enfermement
dans les modèles momifiés, dans l’extrémisme et ,1a
violence. parce que l’islam est la religion du progrès et de la
civilisation.
a quoi nous sert aujourd’hui-de nous complaire dans
la célébration du passé ? nous devons plutôt y puiser les
fondements de notre ancienne puissance et travailler à les
consolider, à les développer et à les adapter à notre présent,
pour être les auteurs de notre nouvelle puissance et rompre
le licou que des nations étrangères maintiennent autour de
nos cous. la révolution romantique ou la révolution sont
tous les deux vains. nous avons à prendre conscience de
notre faiblesse, pour chercher les sources de la puissance
en cette ère impitoyable pour les faibles. le plus important
n’est pas, pour nous, de maîtriser les outils scientifiques et
technologiques qu’on nous rationne, mais de nous armer de
l’esprit scientifique et technologique, source inépuisable de
toute puissance créatrice et don au-dessus de tous les dons.
c’est ce que al-î'aa'amun avait compris quand il fonda bqyt
al-hikma, et comme le fit yulugh bek quand il installa son
observatoire sur l’une des collines de samarkand.
cette ère a marginalisé l’intellectuel et l’a même
condamné à l’inactivité. ibn khaldun a pensé les problèmes
de son temps et était pleinement conscient des mutations
qui ébranlaient la terre sous ses pieds. .certes, il ne fut pas
exempt de reproches, dans sa vie privée et publique, mais
il impose le respect par l’acuité de son génie qui dissipa les
voiles et leva les obstacles... pouvons-nous nous prévaloir du
même degré de conscience dans la lecture que nous faisons
de nos problèmes ? la plupart de nos penseurs sont soit des
fondamentalistes attardés, soit des déracinés coupés de leurs
traditions et ne pensant que selon les modèles occidentaux.
leur discours brillant peut séduire mais ne convainc point.
alors même que 1 'islam nous invite, quand nous en pénétrons
le sens et en appréhendons l’essence, à penser les enjeux
essentiels qui s’imposent à nous avec insistance : al-shura, au
sens de démocratie, al-khilafa, au sens de gestion du pouvoir,
le licite et l’illicite ( al-halal wa-l-haram), au sens de droits de
l’homme, et la science, au sens de modernité. tels sont nos
problèmes d’aujourd’hui ! et c’est là que l’exemple de la
personnalité du prophète est d’un grand secours, parce
qu’il parvint dans sa vie privée à réduire le fossé qui sépare
le séculier du divin, c’est-à-dire à faire du séculier un espace
pour l’accomplissement du bonheur humain. le prophète
n’est pas réductible à une pensée abstraite qui renverrait
l’homme à son impuissance ; il est homme par son destin,
et par ses limites, et par son aptitude à se dépasser. et c’est
pour cette raison que son successeur, al-khalifa, fut le
successeur du prophète de dieu et non l’héritier de dieu
sur terre : un homme semblable à tous les hommes, n’ayant
nulle prétention aux qualités qui lui sont inaccessibles. il
nous arrive souvent de puiser dans le champ sémantique
de la civilisation des termes dont le sens s’est obscurci avec
le temps jusqu’à devenir impénétrables. c’est ainsi que
nous désignons par moyen âge le retard historique et la
décadence, alors que cette époque coïncida avec notre essor
et avec la diffusion de notre culture sur la surface de la terre.
nous jugeons promptement, dans l’ignorance des finalités
ultimes qui nous échappent, parce que nous partageons avec
nos partenaires étrangers des mots et des idées que nous
interprétons souvent différemment ; alors même que nous
vivons dans une cité immense aux quartiers éloignés les uns
des autres, mais où tout demeure étroitement lié, des plus
petits détails aux grands événements. certes, les civilisations
nouvelles sont loin de partager le sort des anciennes ! il
n’est absolument plus possible qu’une civilisation naisse et
disparaisse sur quelque région de la planète sans qu’on le
sache ou qu’une autre civilisation lui succède après une durée
plus ou moins longue ! mais père de la globalisation ne doit
pas nous faire renoncer à notre droit à la différence, parce
que nous perdrions alors notre droit à l’existence, à nous
plier ainsi à l’uniformité des modèles et des mécanismes.
car l’homme en son fonds est toujours soucieux de
préserver sa spécificité et n’y renonce qu’en renonçant à luimême,
à sa vie. qu’este que la civilisation (al-hadhara) ?
n’est-elle pas présence au monde avant toute chose ? la
tradition ne doit pas signifier l’absence ! les autres ont su
tirer profit de notre civilisation lorsqu’elle commença à
déserter nos terres sans que nous nous en rendions compte,
comme l’eau glissant entre les doigts de celui sur qui pèse
un sommeil profond. pourquoi parle-t-on du problème de
la tradition (al-turath); pourquoi la tradition pose-t-elle
problème ? parce que les gens ne parviennent à s’entendre
ni sur le sens à lui donner, ni sur la manière de l’évaluer,
ni encore sur ses finalités. d’ailleurs le mode de pensée
hérité de la culture étrangère est pour beaucoup dans cette
(1) la racine arabe (hadhara) signifie être présent, faire acte de présence.
division. la tradition n’est pas une pièce de musée étudiée
par les spécialistes dans leurs travaux de recherche ; elle doit
plutôt être un foyer d’inspiration et de rayonnement pour
tous ceux qui s’en réclament. le devoir des hommes de
culture est de transmettre sa substance à ceux qui n’y ont pas
accès et qui ne peuvent en bénéficier. ils doivent maintenir
vivante cette relation à la tradition, pour renforcer la
confiance en soi du musulman et sa foi en l’avenir. car la
tradition ne concerne pas un genre particulier de savoir, à
l’exclusion de tout autre ; elle les contient tous et recouvre
l’héritage entier des générations successives, qui constitue
la civilisation proprement dite, avec toutes ses composantes,
poétique, linguistique, juridique et autres. c’est cet ensemble
qui finit par cristalliser le profil spécifique d’une civilisation
telle qu’elle s’appréhende elle-même et se donne à voir
aux autres. nous ne pensons pas que ceux qui nous ont
précédé ont fait l’expérience de la rupture avec le passé ;
peut-être même abusaient-ils de son invocation alors même
qu’ils lui étaient largement supérieurs. le rameau ne renie
jamais le tronc auquel il est attaché, et toute branche coupée
est condamnée à se flétrir et à dépérir.... en termes plus
communs, nos prédécesseurs n’avaient pas le complexe du
passé.
les gens parlent beaucoup aujourd’hui de la femme dans
la société islamique, comme si ce problème était la honte de
la civilisation ; alors qu’en réalité y islam a sauvé la femme,
mais il ne pouvait aller au-delà de ce qu’il accomplit, comme
il ne put libérer tous les esclaves parce qu’ils représentaient
un capital précieux que ses possesseurs rechignaient à
sacrifier. l’islam définit les objectifs et les finalités ; il permit
à la société de faire ses premiers pas sur la voie de la liberté
et de la civilité, puis délégua aux savants et aux jurisconsultes
la tâche d’accompagner cette évolution. est-ce la faute
de l’islam si les jurisconsultes n’ont pas été à la hauteur
de la mission qu'il leur confia et s’ils n’accompagnèrent
pas l’évolution d’une société de plus en plus complexe et
diversifiée, qui devait faire face à des épreuves sans cesse
grandissantes ? l’un des malheurs de la femme musulmane
vient des obstacles qui s’interposent entre elle et l’exercice
du pouvoir. cependant shajaral al-durr remporta la victoire
sur les croisés, malgré la légèreté avec laquelle al-musta ’sim,
le souverain ‘abbasside, l’avait traitée et son mépris flagrant
pour les hommes et les femmes d’egypte.
certes, la reine musulmane triompha et le khalife perdit,
lui et hulako, fils de genkis khan. l’histoire révèle que les
femmes, quand elles en ont le pouvoir, ne sont pas moins
féroces que les hommes.
la constitution physique saine et les sens non dénaturés
sont parmi les qualités requises chez le khalife ; mais comme
le dit al-jahidh, les yeux sont facilement dupés et les sens
mentent. ce n’est pas la constitution physique qui est ici
requise, mais la sûreté du jugement. nombreux sont les
souverains que leur vue n’empêche pas d’être aveugles ! que
de faces adulées, enlaidies d’avoir été infidèles à elles-mêmes
et outrepassé leurs propres limites ! le gouvernement est
l’art de conduire les hommes ; il est général et s’étend à tout
et à tous, en réglant d’une manière pertinente et judicieuse
les conduites humaines dans tout ce qui concerne les
affaires religieuses et terrestres. il n’est ni un cadeau qu’on
offre, ni un plaisir qu’on usurpe, mais bien plutôt don de
soi, effort et martyre. pourquoi dit-on toujours : cherchez
la femme ? al-khayzuran s’est-elle rendue célèbre comme
femme politique ou comme mère de al-rachid ? en d’autres
termes, les femmes ont-elles besoin d’un homme qui leur
ouvre les portes de l’histoire ou sont elles capables de
pénétrer les lieux du pouvoir par leurs propres moyens et
sans intermédiares ? al-khayzuran pénétra dans baghdad
par un grand mensonge, mais elle parvint à influer sur le
cours de l’histoire, même si on ne donne pas de crédit à
la rumeur qui en fait l’instigatrice du meurtre du khalife
mussa al-hadi, son fils. il est vrai que hubaba envoûta yazid
ilau point de lui donner envie de s’envoler, lui, l’héritier du
souverain juste ‘umarlhn ‘abd al-aziz..., mais adhud al-dawla
finit par triompher de la cruelle courtisane et la noya dans
le fleuve... ainsi était la femme, à un moment de l’histoire,
le miroir brisé qui renvoie au pouvoir sa propre image. sobh
al-andalussya savait-elle, quand elle se réfugiait à l’aube dans
les bras de al-mansur ibn abu ‘amer, que son fils, le khalife
hishem al-muayed, n’était toujours pas rentré de sa nuit de
débauche, et que les fidèles allaient le surprendre, se faufilant
discrètement de nuit dans les rues de kurtuba (cordoue),
en compagnie de abderrahmane shanjul (sanchuelo), au
moment même où l’appel à la prière s’élevait des mosquées
dressées comme des fantômes dans le silence pesant de la
patrie sinistrée ?
que dire du pouvoir ? que penser de la tradition ? et de
la femme ? et de la modernité ?
tel est le sort de l’intellectuel, aujourd’hui... doutant
de l’avenir qui s’annonce. son doute grandit encore de
son incapacité à se poser, la plupart du temps, les questions
judicieuses, au moment opportun.